Autochtones et Blancs, nous sommes tous les serviteurs des compagnies


Le regard lucide d'un nouveau docteur 

par Richard Desjardins

 

PUBLICATION : Le Devoir
DATE : 2004-03-13
PAGE : B5
AUTEUR : Richard Desjardins


Extraits du discours prononcé mardi dernier par l'artiste alors qu'il recevait un doctorat honoris causa de l'Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue.

Premier de deux textes

Gros plaisir pour moi que d'être ici parmi vous ce soir. Je salue bien bas tous les habitants de cette ville qui m'ont tant donné. Je remercie l'université pour l'honneur qu'elle m'accorde. «En tant qu'homme libre», si je comprends bien. Quand même particulier de donner un prix pour le simple exercice d'un droit fondamental inscrit dans la Charte des droits et libertés du pays. On pourrait presque en déduire que le fait est rare.

En ce qui me concerne, vivre librement n'est pas un acte de courage, comme cela le laisse supposer. Mon travail d'artiste me donne de quoi vivre sans que je n'aie de comptes à rendre à un boss, à personne d'autre qu'à mes proches et à la société, qui l'a voulu ainsi. Un privilège aussi extraordinaire que fragile, j'en suis conscient. [...]

Mon métier m'a permis de voyager et de comparer mon territoire avec celui des autres. C'est ce dont je veux vous parler durant les prochaines minutes. (Pour le reste, j'ai des disques.) [...]

Quand on arrive en haut de la côte de Joannès, près du lac, là où on voit l'enseigne «Bienvenue à Rouyn-Noranda, capitale nationale du cadmium» ou quelque chose du genre, on aperçoit, tout au loin, les cheminées de la fonderie Horne, là où je suis né. Dans une ville-usine. Comme la majorité des Canadiens. C'est une caractéristique unique de notre structure démographique, et ce, en regard de tout l'Occident. Jusqu'en 1980 à tout le moins, plus de la moitié des habitants du pays vivaient autour d'une usine majeure, la plupart du temps forestière ou minière. Usine qui impose à sa population une loi floue et implacable, supérieure aux autres, qui exige une paix sociale en échange de salaires immédiats. Notre région n'est que ça. [...]

Comment s'est déroulé le développement économique de notre territoire ? On sait tous qu'au début, les autochtones l'occupaient. Les plus vieux signes de feux de campement repérés dans la région de Taschereau indiquent qu'ils étaient là il y a au moins 5000 ans, bien avant les pharaons. Beaucoup, beaucoup plus tard, il y a seulement une centaine d'années, les Blancs ont commencé à occuper le territoire. C'est ce qu'on dit. Mais il est important de noter qu'entre les autochtones et les Blancs, ce sont les compagnies qui se sont saisies du territoire. [...]

Les compagnies ont donc obtenu les droits exclusifs d'exploitation des richesses naturelles. Les mines d'abord. [...] Puis la forêt. [...] Encore aujourd'hui, tous les autres utilisateurs du territoire n'ont pas l'ombre d'un droit sur leur territoire.

À commencer par les autochtones. En l'occurrence les Anishnabe, les Algonquins comme nous les nommons. Ils occupaient, il y a plus de 200 ans, la partie nord du Saint-Laurent, de Laval jusqu'à la ligne de partage des eaux, c'est-à-dire ici. Des Trois-Rivières jusqu'à la baie Géorgienne, à l'ouest en Ontario. [...] Quand les Britanniques ont conquis Québec, leur statut a été fixé dans la Proclamation royale de 1763 et leur territoire reconnu. [...] Tout territoire destiné à être colonisé devait être acheté. Aujourd'hui, 241 ans plus tard, rien n'a encore été payé.

Jamais rien pour les autochtones

Au début des années 1800, les colons ont commencé à déborder des rives du Saint-Laurent et ont repoussé les Anishnabe vers le nord, à l'intérieur de leurs terres. Un exode qui durera 50 ans et qui sera accéléré par l'abattage systématique de leur grande forêt de pins blancs. Leur territoire leur échappait. À tel point que ce sont les Anishnabe eux-mêmes qui, en 1850, ont demandé au gouvernement de leur garantir au moins des espaces sécurisés. Ce fut la création des réserves de Maniwaki et de Timiskaming, à côté de Notre-Dame-du-Nord. À cet endroit, on leur a concédé 100 000 acres. En 150 ans, ils en ont perdu 95 000 à la suite de 25 dépeçages successifs de leur territoire. [...]

Durant tout ce processus, les Anishnabe ont perdu les deux tiers de leur population. Pendant des années, on leur a même interdit de chasser l'orignal. Pour la première fois de leur longue histoire, ils ont connu la famine. En 1940, on a construit le chemin Mont-Laurier-Val-d'Or en suivant le tracé du sentier qu'empruntait le trappeur Gabriel Commanda de Maniwaki. Ce tracé débouchait sur la Troisième à Val-d'Or. Interdiction lui a ensuite été faite de trapper sur une bande de dix milles de chaque côté de la route. Les Algonquins pourraient se faire voir depuis cette route mais à une condition, et je cite : «Pourvu qu'ils ne nuisent en aucune façon aux touristes, aux pêcheurs à la ligne ou au public voyageur.» Le prochain documentaire que je vais réaliser avec mon ami Robert Monderie s'appellera Le Peuple invisible.

Neuf communautés survivent encore en Abitibi-Témiscamingue. Leur territoire est géré par le gouvernement du Québec mais les communautés reçoivent une allocation annuelle du gouvernement fédéral avec laquelle elles doivent tout faire : maisons, écoles, dispensaires, voirie et soutien individuel. Dans la caisse populaire de Notre-Dame-du-Nord, la communauté anishnabe voisine dépose huit millions chaque année. Leur marge de crédit pour développer leur village s'élève à 50 000 $. N'importe quel truand blanc qui dispose de huit millions de dollars peut aller chercher le double à la banque. Pur racisme.

Dans la communauté du lac Barrière, au milieu du parc de La Vérendrye, 480 personnes s'entassent dans 58 maisons, elles-mêmes entassées dans les limites du village pour une moyenne d'occupation de 8,3 personnes par petite maison, et ce, en pleine immensité boréale. Une d'entre elles abrite 22 personnes. Aucune maison n'a été construite depuis 20 ans.

Le village n'est situé qu'à sept kilomètres de la route 117 mais l'électricité ne s'y rend toujours pas. Une génératrice en fournit, mais elle a tendance à péter durant les grands froids. Y a pas tellement longtemps, j'ai vu qu'on avait planté des poteaux tout neufs depuis la route 117 jusqu'au village. J'ai cru qu'enfin l'électricité rentrait. Mais non, c'était pour l'Internet à haute vitesse. [...]

Jamais rien pour ce peuple qui s'est fait harnacher sa grande rivière 42 fois sans compensation; dont les campements se sont fait inonder sans avertissement, y compris ses cimetières; dont les villages se sont fait déplacer, par deux fois même, comme à Winneway; dont on vole la forêt et détruit le moindre de leurs rêves; dont les enfants, comme à Kitsisacik, au lac Victoria, doivent passer la semaine dans des familles d'accueil à Val-d'Or parce qu'il n'y a même pas d'école dans la communauté. Aucun parent blanc ne tolérerait ça. La moitié des jeunes hommes algonquins ont fait une tentative de suicide. Chaque jour qui se lève sur un Anishnabe est, pour lui, un cauchemar à traverser. [...]

La Noranda et le Chili

Maintenant, nous, les serviteurs blancs des compagnies... Commençons par les minières. [...] Quand j'étais petit, je vendais La Frontière le jeudi à la porte de la punch-clock de la mine. Je les voyais sortir un à un, les mineurs, les fondeurs, leurs visages de déterrés, silencieux. Ça me frappait : personne ne se parlait. Même pas heureux d'être remontés à la surface, d'être sortis des chambres à gaz. Comme si leurs vies s'étaient arrêtées à la Noranda. Je reconnaissais, même petit, la dureté palpable de cette compagnie qui répandait de temps à autre son gaz sulfureux sur la population. Au milieu des années 60, le ministre des Richesses naturelles de l'époque, de passage ici, déclara : «Un jour, on va les civiliser !» Même si j'étais jeune, j'ai nettement ressenti l'onde de choc, comme un coup de tonnerre dans un ciel chargé. Ce ministre, c'était René Lévesque.

Mais c'est véritablement à Santiago, au Chili, au mois de novembre 1971, que j'ai pu évaluer plus précisément la nature du rapport que la Noranda entretenait avec la société. Ce soir-là, Salvador Allende, président de gauche du Chili, s'adressait à 75 000 personnes au stade de l'Armée. Tout ce monde fêtait le premier anniversaire de son accession démocratique au pouvoir. Tout à coup, il se met à parler de Noranda, qui détenait d'importantes concessions minières là-bas. La vente de son cuivre constituait pour le pays, et peut-être encore aujourd'hui, l'essentiel des entrées en devises étrangères. Allende voulait nationaliser cette industrie qui, elle, exigeait en retour une énorme compensation.

Je résume le raisonnement qu'il a émis ce soir-là : «En 1925, Noranda a investi x millions dans une région canadienne. Un peu plus tard, elle a investi à peu près le même montant ici au Chili. Mais elle a fait dix fois plus de profit sur une même échelle de temps parce qu'elle n'a pas payé ni ses travailleurs ni de taxes raisonnables. Nous estimons que nous ne leur devons rien.» Les Américains orchestrèrent le lâchage des stocks de cuivre sur le marché mondial et le prix du métal est passé de 1 $ à 20 ¢ la livre. C'est un pays fait en long et le transport routier y est névralgique. Les Américains ont subventionné une très longue grève des camionneurs. Le Chili a étouffé.

Deux ans plus tard, en 1973, j'étais dans mon char, en avant de l'hôtel Albert, quand la radio annonça le coup d'État du général Pinochet, le bombardement du parlement par des avions pilotés par des Américains, bombardement commandé directement par le secrétaire d'État, Henry Kissinger, et l'assassinat du président Allende. Quelques heures plus tard, on rassembla dans ce même stade de l'Armée l'ensemble des leaders de gauche et des syndicalistes influents. L'immense poète et musicien Victor Jara était du nombre. On lui fracassa les poignets et on l'acheva à la mitraillette.

Des dizaines de milliers de morts plus tard, la première compagnie occidentale à entrer en contact avec le nouveau régime dictatorial fut la Noranda. The copper kings are back again. Je n'ai plus eu de sentiments particuliers envers elle depuis.

Arriva le Parti québécois au pouvoir en 1976, avec René Lévesque comme chef. Au lieu de la civiliser, le gouvernement acheta des parts dans la compagnie via la Caisse de dépôt. Je n'ai plus eu de sentiments particuliers envers ce parti non plus.

Santé et pollution

Début 1980, je suis recherchiste pour un documentaire que réalisent mes amis Robert Monderie et Daniel Corvec. Invitée par la CSN, une équipe américaine de chercheurs en médecine industrielle s'en vient étudier pour la première fois les effets combinés des métaux lourds sur la santé des travailleurs de la fonderie. Le film s'appelait simplement Noranda. [...]

La compagnie refuse de participer à l'enquête, mais les 900 hommes se soumettent volontairement aux tests en dehors de leurs heures d'ouvrage. Juste à l'examen physique sommaire, ils découvrent cinq cancers des poumons. En fouillant dans des études qui avaient été conduites sur la santé de la population, je m'aperçois que le taux de plomb dans le sang des enfants du quartier avoisinant l'usine dépassait le seuil toléré par l'Organisation mondiale de la santé. Le plomb ralentit la vitesse de l'influx nerveux. Une corrélation avait déjà été établie, ailleurs, entre le taux de plomb et les résultats scolaires.

Alors que nous étions en salle de montage, notre producteur, Radio-Québec, a reçu une lettre des avocats de la compagnie l'avertissant de faire bien attention, sinon, dommages et intérêts. Ça adonnait mal pour elle, on était tous sur le BS. Tout ce que je possédais, c'était une guitare, mais ils ne savent pas en jouer. La compagnie a acheté des pages entières dans La Frontière pour contrecarrer nos affirmations, mais quelques années plus tard, elle faisait arracher, à ses frais, toutes les pelouses du quartier Notre-Dame pour en poser de flambant neuves. [...]

L'usine, toujours l'une des plus pollueuses du Québec, crache encore quelque 100 000 tonnes de SO2 et continue d'acidifier le territoire. Le problème du rejet des métaux lourds demeure et empoisonne les organes filtres des gros mammifères du Québec. Quand j'étais petit, la mine et la fonderie employaient 1500 personnes. Ils ne sont plus que 300 travailleurs. Il est envisageable de transférer ces jobs vers des secteurs plus prometteurs. Il est envisageable de la démanteler, cette usine, et d'offrir aux citoyens un destin autre que celui de coucher au pied d'une bombe sulfurique qu'aucun plan d'urgence ne saurait contenir. Peut-être verrons-nous alors poindre au nord de la ville, pour la première fois, une aurore boréale.

Richard Desjardins

 

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Dernière modification : 07 April 2005